La Seine-Saint-Denis constitue une vision agrandie, comme soumise à l’effet d’un verre
grossissant, de la ville périphérique, de l’anneau urbain économique qui enserre de manière récurrente les centres historiques et leur concentration culturelle et patrimoniale.
L’urbanisation drastique du département durant les cent cinquante dernières années atténue les limites communales dans un continuum bâti qui forme, depuis le XIXe siècle, les coulisses du rayonnement de la capitale. Ce territoire dense constitue aujourd’hui l’aire privilégiée pour la respiration de l’aménagement parisien : friches consécutives à la déprise industrielle situées entre Paris, l’aéroport de Roissy et le pôle de Marne-la-Vallée. Les enjeux sont forts et placent le département au cœur de la réflexion au Grand Paris, reconnaissant enfin le destin commun de la capitale et de sa banlieue.
Cette gigantesque masse bâtie présente un faible intérêt si on l’associe à l’ancienneté. Cependant, l’émergence récente du patrimoine du XXe siècle face à ce contexte de mutation urbaine et de bouleversement du paysage, force en quelque sorte la reconnaissance de nouveaux objets et renouvelle la thématique. La “modernité” entre dans l’Histoire et devient le gisement patrimonial du XXe siècle, susceptible de refonder, par ses problématiques inédites, le patrimoine détaché de sa source religieuse et aristocratique.
Aujourd’hui, deux ZPPAUP sont en chantier sur les communes de Noisy-le-Sec et de Saint-Ouen. Pour cette dernière, la démarche est d’autant plus valorisante qu’il s’agit de mettre en œuvre une extension à la première zone couvrant les Puces et ce au regard des expériences opérationnelles sur la réhabilitation des immeubles et du travail accompli avec le SDAP. Dans les deux cas, les projets sont ambitieux car les périmètres d’étude couvrent la totalité du territoire communal. L’objectif est d’établir une reconnaissance exhaustive indispensable avant l’arbitrage, dans un second temps, sur un périmètre pertinent et une gestion soutenable. En l’occurrence, le SDAP propose davantage de réduire les périmètres à des secteurs clairement lisibles patrimonialement, afin de rendre ceux-ci d’autant plus précieux et de légitimer les actions de contrôle auprès d’une population peu coutumière de ces préoccupations. Dans le même temps, il s’agit de proposer une étendue gérable en termes de nombre de dossiers en regard d’une urbanisation dense, chaque commune accueillant quarante mille habitants environ.
Territoire de Saint-Ouen
Dans le cas de Saint-Ouen, la configuration d’un habitat populaire, constitué de petites maisons où d’immeubles de rapport conservant une échelle domestique en relation avec la quartier des Puces, offre l’image d’une convivialité villageoise que prise tout une part de la population parisienne. L’activité des Puces, haut lieu du jazz manouche en pleine effervescence, imprime une ambiance spécifique aux portes immédiates de la capitale. Petits immeubles en brique, pans de bois ou métal enduit, rue bordées de maisonnettes ouvrières, trouvent aujourd’hui leur raison d’être et forment un solide consensus pour leur préservation. En contrepoint, la démarche de ZPPAUP est l’occasion, au-delà d’une image consensuelle très typée, de recoudre le fil d’une histoire récente et d’entreprendre la reconnaissance culturelle de ce territoire. Très industrialisé, celui-ci révèle des halles industrielles (Citroën, Alstom…) ou le tissu très dense des petits ateliers qui constituaient le terreau ouvrier de la ville au croisement des berges de la Seine, des portes de Paris et des larges emprises de voies terrées.
Ces grandes structures impriment une marque particulière à la ville, raccrochant celle-ci dans le paysage au périphérique qui la borde ou, à peine plus loin, à la silhouette expressive du Sacré-Cœur. Accompagnant ce cadre de travail, l’habitat ouvrier a largement constitué l’identité de Saint-Ouen comme l’épopée récente du logement social de l’après-guerre. Questionnement particulier, donc, sur une production en mal de reconnaissance. pleine de tours et de barres en béton armé, pour lesquelles l’affirmation “brutaliste” a pu faire figure d’école. Protéger où ne pas protéger ? Faire entrer dans l’Histoire les auteurs encore acteurs du territoire -comme Paul Chemetov par exemple- pour témoigner d’une page significative de l’histoire de la ville ? En tout cas, réelle problématique de la limite du patrimoine, de sa nature, tout autant qu’acceptation d’un territoire dans sa diversité, dans sa continuité aussi : paysage de ruptures d’échelle, de confrontations conflictuelles, tout cela sans doute est vrai, mais urbanité réelle au sens de sa vitalité, de sa densité de population et de son activité, aux antipodes sans doute de l’embaumement patrimonial de nombre de centres anciens désertés.
Noisy-le-Sec, mémoire de la guerre
À Noisy-le-Sec, outre les vestiges du passé rural et industriel, le tissu contient la mémoire des expérimentations de la politique de reconstruction, prélude à la production des grands ensembles. En effet, lors de la Seconde Guerre mondiale, devenue pôle logistique majeur des troupes allemandes, Noisy-le-Sec devient une cible privilégiée des troupes alliées dans les préparatifs de l’opération Overlord. Le 18 avril 1944, la ville est pilonnée par près de quatre mille bombes, faisant quatre cent soixante-quatre morts et détruisant mille trois cents immeubles sur les quatre mille cent treize recensés en 1939. La ville est déclarée sinistrée le 5 août 1944. Le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme, créé en novembre 1944 et confié à Raoul Dautry, va favoriser l’industrialisation du secteur du bâtiment -par le recours à la préfabrication, afin de répondre aux contraintes d’urgence des relogements et pallier la pénurie de matériaux- et ainsi marquer l’avènement du mouvement moderne.
Le bâti issu du projet de reconstruction de Noisy-le-Sec illustre, par sa diversité, d’une part la volonté de cicatrisation du tissu urbain pré-existant par la continuité typologique (immeubles de rapport, maisons de ville) et, d’autre part, sur les secteurs non urbanisés, les hésitations du MRU quant à la forme architecturale la plus rationnelle (maison individuelle /immeuble collectif en barre), et aux systèmes constructifs les plus rentables (cité expérimentale de Merlan, inscrite MH).
L’élaboration de la ZPPAUP illustre la difficulté d’ouvrir le champ patrimonial à des objets “exigeants” qui nécessitent une culture architecturale pour être appréhendés à leur juste valeur. De plus, ce parc immobilier a vieilli de façon disparate. L’inégale qualité des matériaux et de leur mise en œuvre en font des objets difficilement pérennes, sujets à de nombreux problèmes d’isolation thermique, phonique, d’infiltrations… Beaucoup d’opérations ont été dénaturées par des interventions mal contrôlées.
Si la qualité architecturale a disparu, la forme urbaine et la qualité des espaces non bâtis suffisent-elles à justifier et rendre compréhensible une protection ?
Le temps nécessaire à la pédagogie et à l’appropriation (réunions avec les bailleurs sociaux) est plus long que les délais de gestion et d’élaboration de projets. La démarche devient alors contre-productive car vécue comme un frein à l’opérationnel.
À l’heure où Noisy-le-Sec s’apprête à intégrer la plus importante communauté d’agglomérations de la région Île-de-France (neuf communes de Seine-Saint-Denis totalisant près de quatre cent mille habitants) et entre dans une nouvelle ère de mutations (PADD, PLU, schéma de cohérence urbaine, CPER, ZACs, PRU…), l’équipe municipale, nouvellement élue, doit faire des choix stratégiques. Oscillant entre valorisation d’une histoire traumatique et modernisation de l’image communale, encore perçues comme incompatibles, elle doit procéder à un arbitrage qu’avec la suppression de l’avis conforme elle devra gérer et assumer seule.
Dans le contexte particulier de la Seine-Saint-Denis et en regard des expérience en cours, l’intérêt de la ZPPAUP et le rôle de l’État dans l’animation de cette procédure engagent deux enjeux fondamentaux pour le territoire et nos services. En premier lieu, celui d’une expertise et de la légitimité de la labellisation patrimoniale par l’État. Nous l’avons dit, les objets et les thèmes qui émergent de ce contexte spatial spécifique mais fortement identitaire sont très éloignés d’une reconnaissance partagée. Cette situation engage une menace potentielle quant à la préservation des témoignages les plus précieux, d’autant que le dynamisme opérationnel sur le secteur ne se dément pas. Le rôle de l’État en la matière est bien celui d’anticiper cette reconnaissance inéluctable à terme de proposer l’appui d’un contrôle partenarial avec les collectivités qui sont d’autant plus fragiles que les patrimoines font débat.
En second lieu, dans le cadre du Grand Paris, contribuer à la reconnaissance d’une richesse territoriale négligée reste d’autant plus important qu’elle valorise le cadre de vie des populations pour lesquelles ce grand projet affiche une prise en considération d’un “droit à la capitale” pour toute l’agglomération parisienne. L’outil ZPPAUP, dans ce cadre, favorise une vision intercommunale en engageant le débat sur Un patrimoine métropolitain et sa gestion cohérente. Ainsi en est-il des berges de la Seine et de la Marne, des canaux de Saint-Denis et de l’Ourcq, où encore de la couronne des forts parisiens où des routes nationales.
Dans ce grand projet, il est nécessaire que l’État s’affirme comme un acteur de l’aménagement et ne se désengage pas d’un rôle actif, comme cela est pressenti en déléguant l’application réglementaire des ZPPAUP aux communes.
La ZPPAUP de Saint-Ouen est confiée au cabinet Blanc-Duché.
La ZPPAUP de Noisy-le-Sec est confiée à l’agence Luc Savonnet-Pauline Marchant.
Benoît Léothaud
ABF, adjoint au chef du SDAP de Seine-Saint-Denis
Bruno Mengoli
Chef du SDAP de Seine-Saint-Denis